Storm
Diane de Cicco dit souvent que la peinture est pour elle une sorte de « brainstorming », où les « choses finissent par se révéler d’elles-mêmes. » Est-ce pour cela que l’on songe devant tel de ses toiles à un groupe de matelots rescapés d’on ne sait quel chapitre de Moby Dick ? A peine si l’on distingue de brèves silhouettes balayées par une lame de fond, et cette barre horizontale qui a l’air de tenir la toile debout, n’est-elle pas comme une coque de navire qui en a vu d’autres ?
Bien sûr, c’est notre imagination qui nous chuchote de telles « images ». Or nous savons bien qu’en peinture, il n’y a jamais d’images. Ces matelots de Moby Dick n’ « existent » pas, ou plutôt si : ils existent comme un événement pictural possible. Il est curieux, séduisant et mystérieusement prenant que chacun de ces tableaux déjoue à loisir la vieille, l’interminable et si vaine opposition de l’abstrait et du figuratif. Nous nous doutons bien que Diane de Cicco ne pensait nullement à Moby Dick ni à qui ce soit avant que les fameuses « choses » ne se révèlent d’elles-mêmes. Mais Moby Dick, la grande et fascinante baleine, n’est-elle pas la Chose même ?
En tout cas, ce qui frappe ici, c’est la constance de Diane de Cicco à aller chercher le tableau au-dedans de lui-même. Tel est le « brainstorming » : non pas une recherche de l’ « idée » fondatrice, ni même la recherche d’un quelconque signe qui serait envoyé du Dehors. Ici, tout arrive au contraire du Dedans, comme d’un cratère où les explosions ne préviennent pas. Suivant quel mot d’ordre, qui pourrait le dire ? Le peintre est là comme un sourcier qui tâtonne. Dans la peinture de Diane de Cicco, les choses ont partie liée avec la couleur, avec les mouvements de la couleur, comme on dit les mouvements de la marée. Pensons par exemple à cette explosion rose qui a l’air de gifler la toile ; pensons à ces brusques gestes d’effacement si paradoxalement affirmatifs : s’agit-il de protéger un mystérieux arrière fond, ou bien au contraire s’agit-il d’attirer sur lui l’attention ? Et encore, ces constellations brusques qui semblent nous prévenir d’on ne sait quel événement : il y a là une vitesse du geste, une façon de prendre de court les menaces qui pèsent, de conjurer un alourdissement possible de la matière. Il est bien curieux et très beau que l’espace pictural se mette ainsi à produire du temps pur : sauver les lourdeurs de l’espace par la vitesse du geste.
Pensons encore à ces deux admirables petits formats, comme deux orages parallèles, tout à la fois crépitant et comme interdits d’accès - cette coulée transversale bleue-grise, qui divise le tableau en deux, que signifie-t-elle ? Est-elle destinée à nous protéger des secousses électriques qui font trembler le fond ou bien au contraire est elle là comme une sorte d’immense os de baleine (encore elle !) marquant le territoire sacré ? Il y a là du danger, de l’imprévisible, de l’accident mystérieusement logique. Quand les choses viennent à se révéler d’elles-mêmes, le temps se transforme, la lumière n’est plus la même, le dieu n’est pas loin, nul ne connaît son nom. Les marins savent cela. L’équipage du Pequod, en tout cas, le sait.
Ainsi, cette peinture de Diane de Cicco est-elle foncièrement une peinture de traversée, de tension, de confrontation, de décision, d’exaspération. Et si tout à coup, telle grâce florale semble en jaillir comme un idéogramme de passage, on comprend bien que cette grâce est le résultat d’un combat d’arrière-fond, un combat de silence et d’atelier. Ce qui s’appelle, en somme : le travail.
Michel Crépu